La rencontre entre le soin et la danse - texte de Barbara Formis

Texte de Barbara Formis, maitresse de conférences à l'université Paris 1, Panthéon-Sorbonne

« Donner des soins, c’est aussi une politique. Cela peut être fait avec une rigueur dont la douceur est l’enveloppe essentielle. Une attention exquise à la vie que l’on veille et surveille. Une précision constante. Une sorte d’élégance dans les actes, une présence et une légèreté, une prévision et une sorte de perception très éveillée qui observe les moindres signes. C’est une sorte d’œuvre, de poème (et qui n’a jamais été écrit), que la sollicitude intelligente compose. »
Paul Valéry, « Politique organo-psychique », in Mélange, Œuvres, Paris, Gallimard, Pléiade, 1957, t.1, p.322.

L’histoire d’une rencontre

C’est une histoire de dons et d’actions, c’est une histoire de politique qui demande de l’attention, c’est une forme de surveillance et d’élégance, c’est aussi une histoire de précision et de présence, c’est une histoire de légèreté et d’éveil. C’est une histoire de constance. C’est l’histoire de l’union entre la sollicitude et l’intelligence, de la rencontre entre un acte de soin et un poème, entre un geste du corps et une œuvre artistique : c’est l’histoire de la rencontre entre le soin et la danse. 

Et bien sûr cela est avant tout une histoire de gestes. Il y a les gestes qui soignent et ceux qui dansent, il y des gestes dansants qui font du bien, et des gestes soignants qui dynamisent l’espace ; il y a des gestes chorégraphiés qui prennent soin du corps et des gestes pratiques qui sont fascinants à regarder. Décrire cette histoire et cette rencontre demande de laisser tomber les catégories, pour ouvrir des chemins somatiques et esthétiques libres et nouveaux. 

La danse peut-elle être un soin ? Comment penser ensemble ces deux modalités de vivre et d’agir ? Un acte de soin peut-il être une chorégraphie ? La rencontre entre la danse et le soin est une rencontre entre deux mondes : la liberté du corps agile d’un côté et la contrainte du corps malade de l’autre, la culture d’un côté et la nature de l’autre, le spirituel d’un côté et l’organique de l’autre. Car la rencontre entre la danse et le soin se confronte avant tout à une attitude de méfiance. 

Je repense ici à ces mots précieux d’Isabelle Ginot : « il y a une méfiance de la part du monde de la danse à l’égard de l’art thérapie1 ». Ce point est central pour la rencontre entre le monde du soin et celui de la danse. Car le soin est avant tout compris comme de la thérapie et la danse comme un art. Mais pourquoi une telle méfiance ? Il y a tout d’abord un problème de légitimité : le champ de la danse procède à une délimitation stricte autour du statut et de la valeur de la danse. Ainsi le rapprochement entre la danse et le soin nous amène à décloisonner les catégories imposées et, aussi à abandonner les mythologies des corps dansants héroïques. 

Il me semble donc que l’inclusion de la dimension sociale, sanitaire, hospitalière au domaine de la danse pose le problème de la hiérarchie institutionnelle qui aime beaucoup les étiquettes : création d’un côté, thérapie de l’autre ; don d’un côté et réception de l’autre ; extérieur d’un côté et intérieur de l’autre ; important ou pas important ; collectif ou singulier ; théorique et pratique ; fort ou faible. Ainsi le soin semble se ranger du côté de la marginalité, de la thérapie, de l’extérieur, de ce qui se pratique dans la faiblesse et la vulnérabilité. La danse, et l’art tout entier, se place au contraire du côté de la création, de ce qui est important, de la force et de la résistance. 

Lors de la rencontre entre la danse et le soin, il est nécessaire de dépasser les dualismes habituels, ces dualismes typiques de la pensée occidentale eurocentrée visant à discerner entre le matériel et le spirituel, le mouvement et la stase, la liberté et la contrainte. Alors que l’on sait que dans la réalité ces dualismes ne sont jamais durables. Comment se produit une danse du soin, est-ce que le soin danse, est-ce que donner du soin est une forme de danse ? comment cela s’écrit, dans quelle langue poétique ? avec quel registre gestuel ? quelle est la posture, la pose, l’inclination physique, mais aussi éthique d’un geste de soin ? Quelle est l’attitude à tenir et à faire émerger ? 

Je crois que le soin peut être bénéfique à la danse. Pourquoi ? Parce que le soin nous pousse à dépasser les structures binaires de la pensée, à comprendre que l’activité et la passivité ne sont pas opposées l’une l’autre, mais que au contraire la fabrique sociale se compose nécessairement de relation d’interdépendance. Le soin demande des gestes et des figures qui finissent par s’affranchir des statuts imposées. Et ainsi faisant le soin montre sa force. Il montre que la fragilité n’est pas toujours là où on le pense, que le réel se niche dans l’attention portée aux détails, à la signification donnée aux aspects concrets de l’existence, à la fragilité de l’ordinaire. 

Le soin entre souci et excuse

Qu’est-ce que le soin ? Il s’agit avant tout d’un souci, d’une préoccupation relative à un objet, une situation, un projet auquel on s'intéresse. Le soin est aussi un attachement de l'esprit, de la pensée pour quelque chose ; c’est un intérêt, une attention particulière que l'on a pour quelqu'un. C’est aussi une forme d’inquiétude. Le « premier soin » est une priorité donnée à une chose par rapport à d'autres, le soin est aussi un effort, un mal qu'on se donne pour aboutir. Prendre soin, signifie aussi « veiller à », c’est un éveil et une attention prolongée et une façon de se dédier à quelque chose ou à quelqu’un. 

Ce n’est pas simplement une occupation, mais une responsabilité qu'une personne doit assumer vis-à-vis d’une autre personne, et cela dans le respect et la bienveillance. Le soin ce n’est pas simplement le fait de s'occuper de la santé, du bien-être moral ou matériel de quelqu'un c’est aussi une attitude toute particulière vers cette personne qui doit être considérée avant tout comme un sujet entier et à part. Bien sûr, le soin n’est pas dirigé uniquement vers la dimension morale et subjective mais c’est aussi une forme d’entretien visant à maintenir le bien-être physique, matériel et moral d'une personne. C’est donc une relation faite d’attentions et d’intérêt aux détails, c’est une forme d’action souvent orientée vers la forme physique pour conserver ou rétablir la santé. Le soin est aussi une manière, l’application ou la manière ordonnée, minutieuse d'effectuer une tâche.

L’étymologie du mot soin est incertaine2. Ce qui est une aubaine en philosophie…Car c’est uniquement dans l’incertitude que les meilleurs problèmes surgissent. On note en effet que d’une part le mot soin signifie « excuse » et se rattache au substantif masculin soing, alors que d’autre part, à une époque un peu plus récente, on rattache le mot au substantif féminin soigne qui signifie « souci, peine ». De même pour le verbe soigner que l'on rapproche respectivement du latin médiéval sunnis, féminin « excuse légitime ou empêchement de comparaître » et du latin médiéval soniare « procurer le nécessaire, donner ou recevoir l'hospitalité ». D’un autre côté, on note la signification reliée au concept de pensée, selon laquelle songer et soigner remonteraient à la même étymologie du latin somniare qui signifie « rêver, avoir un songe, voir en rêve, rêver que ». D’où le verbe français songer, qui serait aussi relié directement au latin so(m)nium « songe, rêve » qui permet de penser à un lien entre songe et soin, entre rêve et sollicitude, entre pensée et attention à autrui. 

Comme nous le rappelle le Centre National des Ressources Textuelles et Lexicales, l'examen du passage sémantique de « rêver » à « penser » qui gît au sein du verbe songer est à l'origine de cette étymologie et du postulat selon lequel penser/soigner/songer s'inscrivent dans une relation ternaire où soigner joue le rôle d'intermédiaire entre penser, dont il est le quasi-synonyme et songer dont il est l'équivalent phonétique. Une étude approfondie du sémantisme de songer/soigner, songe/soin et de leurs dérivés a ensuite amené les spécialistes, comme U. Joppich-Hagemann, à énoncer l'hypothèse que le sens de « penser » peut-être à l'origine des concepts de « souci » d'une part et de « tristesse », « crainte » d'autre part. Cette hypothèse semble renforcée par le parallélisme sémantique des mots de la famille de cogitare et pensare qui ont pour sens de base celui de « penser » et dont les sens secondaires représentant les notions de « souci », « chagrin », « tristesse », « crainte », sont ceux de la famille de songer/soigner

De mon point de vue, on peut aussi remarquer une certaine dimension scénique dans le soin, puisque l’espace du soin est un lieu de production et de labeur qui reste souvent masqué, comme en coulisses, par rapport à la scène théâtrale et hautement scénique de la ville et des espaces publics. Le soin est dans l’imaginaire commun de l’ordre de l’intime, de l’espace de la chambre à coucher et de l’alitement. La bipartition entre la scène et les coulisses exprime aussi une différenciation des rôles entre ceux et celles qui donnent le soin, qui vivent dans le milieu du soin, et ceux et celles qui le reçoivent. Le patient est dans une sorte de passivité, alors que le soignant dans l’activité. Ce qui est loin de refléter la réalité de cette pratique. De plus, les soignants sont au milieu de la société quelque peu invisibilisés, sauf dans des cas exceptionnels de problèmes dans la santé publique. Les soignants sont là, comme une sorte de fondement structurel du tissu social, on s’appuie sur eux et sur elles sans que cette activité soit représentée dans l’espace social et médiatique. Cette invisibilisation relègue souvent les pratiques du soin aux rôles subalternes.

Le soin et le care

Les pratiques du soin, et leur analyse permettent d’étudier les relations non pas seulement du point de vue des différences sociales et du processus de discrimination, cela nous permet aussi de saisir la généralité propre aux relations de dépendances : nous avons tous été nourrissons et enfants, nous pouvons tous tomber malades, nous avons tous de bonnes chances de vivre vieux et d’atteindre un âge où l’on sera de nouveau dépendant d’autrui pour satisfaire à nos besoins. La santé étant cette condition primordiale de l’existence elle s’adresse à une catégorie de la différenciation qui est beaucoup plus dynamique que les catégories de différenciation de race, de sexe ou de classe. La structure sociale qui est à l’œuvre dans les pratiques du soin se fonde ainsi sur un processus de différenciation en devenir qui touche à la vieillesse, au croissement corporel et à la maladie. Le jeune devient vieux, le bon portant devient mal portant. 

C’est sur ce point qu’il est possible de faire des rapprochements entre l’idée de soin et celle de care. Qu’est-ce que le care ? A la suite des travaux de Joan Tronto et Carol Gilligan aux Etats Unis, mais aussi de Sandra Laugier, de Patricia Paperman ou Marie Garrau et Caroline Ibos en France, je propose d’entendre par care, non pas tant une attention particulière aux autres selon un dispositif d’aide, de gentillesse ou de sollicitude, je prends ici le care dans son sens plus vaste, c’est-à-dire comme une structure sociale de la vulnérabilité dans laquelle tous les individus sont concernés. Cette définition évite bon nombre de problèmes, tout particulièrement l’hypothèse essentialiste selon laquelle le care serait naturel aux femmes ou aux minorités raciales et sociales. S’il est vrai qu’il y a des classes d’individus qui sont clairement vulnérables, comme les femmes, les enfants, les malades, les minorités raciales ou les personnes âgées, il est vrai aussi que tous les êtres humains dépendent d’un ensemble de relation de soutien, même ceux qui apparaissent très autonomes, comme la figure tutélaire de l’homme blanc en pleine possession de ses moyens psychiques et physiques. 

Le care s’adresse ainsi à la fois à ceux qui sont dans une situation de besoin et de dépendance qu’à ceux qui sont considérés comme autonomes et en pleine maîtrise de leurs actions. J’entends donc par « care » ce point névralgique du monde social, cette articulation ou jointure au sein de la société en tant que système structuré. J’irai même plus loin, le care peut être compris comme la condition de possibilité de la société elle-même. On peut donc entendre le care comme une jointure où se cristallise l’ensemble des dépendances du monde social. 

S’il y a des similitudes et des tendances divergentes qui peuvent être soulignées entre le soin et le care, on ne peut pas les mettre exactement sur le même plan et utiliser les deux termes comme des synonymes. Deux différences fondamentales concernent d’un côté, la nature fondamentalement éthique, voire morale, du care et de l’autre côté, sa dimension féministe. Si le soin peut aussi avoir des implications éthiques et morales comme aussi des ramifications politiques et féministes, cela n’est toujours pas nécessaire pour comprendre le soin, lequel possède une orientation plus vaste. Aussi, une caractéristique fondamentale du soin me semble être la pratique. Prendre soin ou apporter du soin sont avant tout de gestes, des manières de vivre le monde par son corps en engageant nécessairement un aspect somatique. Alors que le care pourrait demeurer abstrait, le soin est nécessairement concret. Certes, le care revendique la concrétude et le détail, mais souvent c’est précisément parce que dans l’imaginaire et dans la dimension narrative propre au care la concrétude ne saute pas immédiatement aux yeux, elle se doit d’être rappelée. 

Les pratiques de soin montrent que les relations intersubjectives qui structurent les échanges de gestes en milieu hospitalier, par exemple, sont les emblèmes d’une structure globale de la dépendance. Les pratiques de soin sont composées d’un ensemble d’actions et de relations qui illuminent les rapports hiérarchiques, les dispositifs rituels et les valeurs culturelles d’une société. Comment ne pas objectiver le malade ? Comment lui apporter du soutien au lieu d’un simple remède ? Comment éviter une thérapie médicale sans subjectivisation ? C’est là où la théorie du care peut venir en soutien aux pratiques de soin. Depuis une vingtaine d’années, les recherches sur le care ont profondément renouvelé la philosophie morale et les sciences sociales. En philosophie morale, les « théories du care » ont ouvert un champ de recherche qui a permis de refonder l’éthique politique, non plus autour d’un sujet rêvé comme autonome et socialement décontextualisé, mais autour de la responsabilité réciproque de sujets engagés les uns envers les autres et conscients de l’interdépendance comme condition naturelle et sociale. 

Les travaux de Joan Tronto ont mis au jour de nouvelles articulations entre care et politique.  Dans un article publié en 1990 et coécrit avec Berenice Fisher, Tronto propose de définir le care comme « une activité générique qui comprend tout ce que nous faisons pour maintenir, perpétuer et réparer notre « monde » commun, de sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible, qu’elles soient morales ou pratiques, comme « entretenir, préserver, améliorer le monde commun. Dans Un monde vulnérable, Tronto montre que les tâches liées au soin d’autrui sont considérables et que leur répartition est un enjeu politique fondamental. 

Pointant l’interaction entre la dévalorisation de ces tâches et le fait qu’elles soient souvent assumées par des personnes politiquement et socialement dévalorisées, elle a ainsi ouvert la voie à de nombreuses recherches sociologiques qui se sont attachées à décrire et analyser les rapports de classe, de sexe et de race liés à la répartition du care. Ainsi dès leur origine, les recherches sur le care ont souvent croisé dans le monde académique anglo-saxon les gender studies, les postcolonial studies et les subaltern studies, permettant de connecter des objets rarement analysés ensemble, telles que morale, féminisme et littérature, tâches domestiques et migrations, éthique et culture « populaire ». 

Ce que le soin fait à l’art (et à la danse)

Dans cette perspective, l’art en général, et la danse en particulier, sont d’abord vus et compris dans leur dimension pragmatique et performative, puisque l’art permet des expériences collectives et publiques mais aussi à partir de ses capacités épistémologiques, en tant qu’il permet de voir ce qui n’était pas vu, de déplacer les frontières de la connaissance. Une artiste est particulièrement importante pour le soin et les arts du care, il s’agit de Mierle Laderman Ukeless qui avait publié en 1969, le Manifesto for Maintenance Art, 1969 ! Manifeste qui  promeut le maintien du monde commun comme une valeur morale pertinente pour la communauté politique, mais aussi comme une pratique artistique à part entière, ce qui semble préfigurer la définition du care désormais classique proposée en 1990 par Joan Tronto. 

Le projet artistique devient alors l’espace de collaboration de publics où la capacité créatrice est redistribuée. Ainsi, dans sa pratique, l’artiste accepte et même valorise sa dépendance et par référence aux agents d’entretien, se définissait comme « artiste d’entretien ». Dans ses projets des années quatre-vingt, menant un travail d’artiste dans les décharges publiques, Ukeles anticipait le lien entre engagement féministe et engagement écologique (ce même lien au fondement de l’écoféminisme). Le déchet cristallise les enjeux d’une responsabilité collective envers la production et le traitement des ordures ainsi qu’envers les relations d’interdépendance que ces activités supposent. Les gestes artistiques de la maintenance permettent de valoriser la dépendance et la responsabilité envers autrui, valeurs qui fondent précisément les éthiques du care

Au travers le prisme du care, on voit non pas seulement que le soin est une affaire de femmes, mais aussi qu’il ne se limite pas simplement au monde de la santé. La maladie n’est pas le seul milieu où se déploie le soin, les imbrications sociales et écologiques sont là pour le rappeler. Il y a aussi l’expérience du vieillissement et de la vieillesse qui est centrale dans le monde du soin, comme du care. Ainsi, un certain nombre d’artistes, notamment chorégraphes et performeurs, s’interrogent sur la place du corps vieillissant. Cela advient tantôt dans le cadre de l’espace de la scène théâtrale, comme  aussi en dehors du théâtre, afin de mettre en place des outils de soutien et un dialogue fécond avec les personnes âgées, en milieu hospitalier ou en maison de retraite. 

Cette double posture, exposition du corps mourant et/ou vieillissant sur un plateau de théâtre, d’une part, et volonté de faire rentrer la pratique de performance dans les lieux fermés de l’hôpital ou de l’hospice d’autre part, répond à la même exigence : interroger et démystifier le rôle du corps jeune et performant en danse afin de conférer une utilité sociale à l’art. Il s’agit donc d’apprendre au danseur des attitudes physiques considérées comme non-représentables, mais aussi de transmettre à la personne âgée des gestes qui peuvent l’émanciper de sa position passive. Anna Halprin, pionnière de la performance et chef de file de la danse postmoderne, a travaillé pendant plus de vingt ans avec des malades terminaux (principalement SIDA et cancer) et a conçu en 2000 une pièce intitulée Intensive Care où elle représente sur scène le processus d’accompagnement à la mort dans le milieu hospitalier. 

Sur un registre différent mais relié, Yvonne Rainer (chorégraphe et réalisatrice cinématographique) a crée en 2004 AG Indexical (dont le titre en anglais fait directement appel au processus de vieillissement), une pièce pour quatre danseuses âgées dont la partition est une reprise directe du Sacre de Printemps. On peut aussi mentionner le beau projet de Cécile Proust intitulé Ce que l’âge apporte à la danse, une série d’entretiens filmés par Jacques Hœpffner avec des danseuses et danseurs qui montent sur le plateau de danse au-delà de 70 ans comme les artistes Germaine Acogny, Susan Buirge, Dominique Boivin, Carolyn Carlson, Shiro Daïmon, Dominique Dupuy, Françoise Dupuy, Simone Forti, Jean Guizerix, Yvonne Rainer, Elisabeth Schwartz, La Tati, Elsa Wolliaston.

Considérant la danse comme une forme particulière de l’activité sociale/culturelle humaine, le regard que le soin apporte au corps malade et au corps vieillissant incite à une vision expérimentale de la danse. Ces pratiques et ces œuvres sont expérimentales parce que non totalement maîtrisées par l’artiste (par les artistes) ni par aucun maître d’œuvre. Il y a toujours une part pour l’improvisation, le doute ou la sérendipité et cette part recoupe ce que nous appelons expérience. Comment le soin peut-il affecter l’œuvre / les pratiques artistiques ? Les pratiques de danse en particulier ? 

Pour conclure, je pense qu’il y a quelques pistes d’implication pour la danse qui seraient respectueuses de la nature du soin : tout d’abord, la dimension réactive du geste, à savoir l’idée selon laquelle une modalité d’agir soucieuse de garder intacte la forme propre au soin serait non pas volontaire et dans l’action, mais plutôt dans une attitude de réponse et de réaction vis-à-vis de ce dont on prend soin (ceci étant un autre sujet, ou l’environnement) ; ensuite il est nécessaire de mettre en place un renouvellement de la narrativité, le langage du soin n’est pas discursif et linéaire, mais il est souvent complexe et imagé ; enfin, le soin permet à la danse d’accueillir une multiplicité de fonctions et de registres, car le souci de l’autre n’implique aucunement l’abnégation de soi. 

Le soin offre à la danse une interrogation sur sa finalité, car la danse peut être comprise comme un vecteur de relation, comme une façon d’affirmer la liberté et l’autonomie sans tomber dans l’individualisme de la figure de l’artiste seul séparé du contexte social. Le soin apporte à la danse une opportunité d’engagement politique permettant d’aller au-delà des dualismes préconçus en évitant l’essentialisme pour s’interroger sur la place de la proximité. La danse devient ainsi, comme le soin, une forme d’écoute et de facilitation, une manière d’accompagner les corps collectifs vers l’entente.

Texte de Barbara Formis, maitresse de conférences à l'université Paris 1, Panthéon-Sorbonne

vignette - extrait d'un dessin de Paula Duró

1 Dans « Des pratiques vers les catégories, et non l’inverse », entretien dans Danse et soins, Cahier de danse n° double 46, p. 3.

 2 Cf. Centre National des Ressources Textuelles et Lexicales.